Mystérieux visages de pierre
Ce besoin qu'éprouvaient les Anciens d'élever des monuments de pierre et de terre s'exprimait parfois sous la forme de sculptures monumentales. Il y a environ 3 500 ans, en Corse, pour des raisons qui n'ont toujours pas été élucidées, les menhirs, longtemps utilisés pour le marquer les tombes, furent graduellement remplacés par des sculptures représentant des visages de guerriers. Les côtes corses comptent une soixantaine de ces statues géantes, conservées seulement parce qu'elles étaient censées représenter - probablement par les envahisseurs qu'elles étaient censées représenter - et utilisées pour construire des remparts où elles restèrent intactes pendant des siècles.
Plus tôt encore, au Guatemala cette fois, des artistes préhistoriques ont sculpté des colosses aux formes si rondelettes qu'aujourd'hui encore la population locale les appelle amicalement les Muchachos gordos - "les gros garçons". On a découvert récemment que les tempes et le nombril de ces obèses sont aimantés. Les sculpteurs avaient dû constater par hasard que certaines roches présentaient en certains points un magnétisme naturel et ils travaillèrent donc la pierre pour que la roche magnétique se trouve auc endroits qu'ils considéraient sans doute comme des points d'énergie vitale. Et cela, au moins 2 000 ans avant les premières traces que les Chinois nous ont laissées de leurs expériences sur le magnétisme.
Pourtant, par leurs dimensions extraordinaires, leur nombre et leur aspect sombre et taciturne, les géants de pierre de l'île de Pâques, semés au milieu des pâturages et des volcans, exercent une fascination unique sur ceux qui les contemplent. Quelque 600 statues, hautes de 1 à 20 mètres, dominent cette île qui marque l'extrémité orientale de la Polynésie, à 3 500 kilomètres environ au large des côtes déchiquetées du Chili.
Lorsque les premiers Européens, des Hollandais, visitèrent l'île le dimanche de Pâque 1722, près de la moitié de ces étranges statues, que les indigènes appellent moai, étaient debout sur les pentes volcaniques, regardant vers le ciel ou l'océan. La plupart des autres étaient tournées vers l'intérieur des terres, dressées sur des plates-formes de pierre et surmontées de couronnes cylindriques de pierre rouge, en forme de chignon - ou pukao -, la coiffure favorite de la population locale. Pourtant, 52 ans plus tard, lorsque le navigateur anglais James Cook jeta l'ancre à l'île de Pâques, les statues tournées vers l'intérieur avaient été renversées de leurs socles. Qui sait? Peut-être cette île volcanique avait-elle été le théâtre d'une violente guerre civile.
La nature de ce conflit est l'une des nombreuses énigmes qui entourent ces statues. Pourquoi, par exemple, environ 80 moai gisent-ils, inachevés, dans le cratère de roches volcanique gris-jaune d'où on les extrayait, entourés d'outils éparpillés, comme s'ils avaient été abandonnés en plein travail? Qui donc étaient ces sculpteurs? Quelle signification donnaient-ils à leurs oeuvres? Et quel sens faut-il prêter aux yeux de corail blanc et de lave rouge, découverts tout récemment, qui devaient garnir les orbites des statues?
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Les savants croient généralement que l'île de Pâques fut peuplée par des Polynésiens partis vers l'est dans leurs canots, vers le XIIieme siècle. Selon le folklore de l'île, il y eut deux vagues d'immigration. Les " Grandes oreilles ", qui se déformaient les lobes en portant de lourds disques ornementaux, arrivèrent les premiers et commencèrent à sculpter et à dresser les premières statues, pour honorer leurs morts. Les " Petites oreilles " vinrent plus tard et se laissèrent persuader d'aider à sculpter et à polir les statues. Selon une légende, les petites oreilles se révoltèrent et firent disparaître les Grandes oreilles dans un brasier allumé au fond d'un vaste fossé, datés au carbone, remontent à 1680, soit près d'un siècle avant que les statues géantes ne soient renversées.
Thor Heyerdahl, l'anthropologue et aventurier norvégien qui a organisé une expédition archéologique à l'île de Pâques pendant les années 50, a ses propres idées, controversées d'ailleurs, sur les bâtisseurs de statues et le sort de leurs créations. Selon sa théorie, les premiers habitants, les Grandes oreilles, arrivèrent non pas de Polynésie, mais du Pérou, peut-être dès le début du IVieme siècle de notre ère. Une preuve, selon lui, en est que les colosses de l'île de Pâques ressemblent à des statues anciennes découvertes en Amérique du Sud. Un deuxième indice est la profusion des idéogrammes que l'on a découverts sur l'île, sans pouvoir encore les déchiffrer, tous gravés sur des tablettes de bois dur appelées Rongo-Rongo par les habitants de l'île. Les populations polynésiennes, fait observer Heyerdahl, ne connaissaient pas l'écriture, contrairement aux Péruviens. Mais l'argument le plus important qu'il présente à l'appui de cette origine péruvienne résulte de sa propre thèse - démontrée dans son célèbre voyage à bord du radeau Kon Tiki, en 1947 - selon laquelle la Polynésie a été peuplée à l'origine par des Indiens venus d'Amérique du Sud, plutôt que par des populations venues d'Asie.
Quelle que soit l'origine des bâtisseurs de moai, la tâche à laquelle ils s'attelèrent dut exiger le concours de toute la population de l'île. En effet, une expérience organisée par Heyerdahl a montré qu'il fallait au moins 180 hommes pour déplacer à grand-peine une seule de ces statues. Quelle put bien être la raison d'une telle entreprise? Les psychologues modernes nous proposent peut-être une explication. L'île de Pâques était tellement déserte, disent-ils, qu'il y avait bien peu d'animaux à chasser, et si inaccessible qu'il n'y avait pas de tribu voisine à combattre. Les Grandes oreilles auraient donc peut-être commencé à dresser leurs impressionnantes statues tout simplement pour passer le temps...
Mais les choses commencent à ce simplifier. Les recherches des vingt dernières années ont fait de l'Île de Pâques un exemple-type d'un environnement dévasté par l'action de l'homme. Et une nouvelle étude renforce encore cette image: la dévastation a commencé dès le moment où les humains ont mis le pied sur l'île. C'est que cette nouvelle étude place l'arrivée des premiers humains sur l'île Rapa Nui — le nom que lui ont donné ses premiers occupants — aux environs de l'an 1200, soit 400 à 800 ans plus tard que ce qui avait été estimé jusqu'ici. Mais seulement 100 ans avant que ne commence la dévastation des forêts.
À partir de ce point, les chercheurs s'entendent : l'organisation sociale complexe de Rapa Nui — dont la manifestation la plus spectaculaire sont ces fameuses statues — a conduit à une destruction rapide de l'environnement: érosion, déforestation, mort de nombreuses espèces d'oiseaux. Lorsque les premiers Européens «découvrent» cette île en 1722 — la plus isolée des îles de notre planète — ils n'y voient qu'un caillou rocheux sans grand intérêt — et ces statues qui, comme surgies de nulle part, les mystifient.
Tant qu'on croyait que les Polynésiens avaient occupé l'île dès les années 400, 600 ou même 800, on pouvait imaginer qu'il y avait eu d'abord une sorte d'âge d'or, une période pendant laquelle ils avaient vécu en harmonie avec cette nature fragile, avant de se lancer dans une fièvre de constructions et de ravages. Mais si les nouvelles données, parues la semaine dernière dans la revue Science, se confirment, «vous n'avez plus ce Jardin d'Éden» initial, résume l'auteur principal, Terry Hunt, de l'Université d'Hawaii. Reste toutefois aux chercheurs à s'entendre sur la méthode la plus fiable pour fixer une date pour les premiers arrivants, ce qui pourrait prendre encore du temps.
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